L'odeur, les cris, la peur, le bruit, les pleurs… Chaque sens me rappelle ces sons d'explosions, la vue de la cohue, cette angoisse qui vous terrasse. Ceci est le récit traumatique de nombre de nos camarades que nous avons pu recueillir. Plus que jamais en France, l’État a fait une utilisation démesurée des gaz dits lacrymogènes, empoisonnant et traumatisant sciemment la population. C’est au terme d’une enquête impliquant le précieux témoignage de 85 lycéen·ne·s, la consultation d’une vingtaine de publications scientifiques, l’interrogation de checheurs, l’interpellation de la préfecture de police et des entreprises produisant ces gaz que nous publions cet article. Celui-ci, nous l’espérons, permettra à l’ensemble du monde militant d’être au fait de la toxicité de ces produits, des différentes contre-mesures, mais aussi du business se cachant derrière ces armes d’oppression massive, ainsi que de leurs conséquences physiques, climatiques et psychologiques.
Steve, Zineb, Mohamadi, les noms de trois Français·es mort·e·s à cause de ces armes de guerre “non létales”, interdites par ailleurs sur le champ de bataille depuis 1993. À Sainte-Soline, c’est plus de 5 000 de ces grenades qui ont été lancées en moins de deux heures, d’après les autorités. Cette utilisation extensive d’explosifs libérant du gaz CS, ainsi que nos expériences personnelles avec ce type de produit, nous ont amené à nous interroger sur la toxicité des grenades lacrymogènes. Peu d’études ont été faites à propos de la dangerosité de ces gaz, nous avons néanmoins pu réunir une vingtaine d’études scientifiques sur le sujet, et avons mené une enquête dont nous détaillerons les conclusions ici.
À en croire le nom, on pourrait penser que ces gaz ont pour seul effet des pleurs chez les personnes exposées, il n’en est rien. Une étude faite sur plus de 2000 personnes exposées à ces agents toxiques rapportent que 89 % des patients ont ressenti des effets au niveau des yeux, mais aussi 80 % au niveau du nez (principalement des écoulements nasaux importants), on trouve aussi 40 % des répondant·e·s qui signalent des effets à la tête ou encore, plus étonnant, 54.5 % des personnes menstruées signalant des effets sur leur cycle menstruel (saignements plus importants, règles retardées, parfois même des fausses couches). Dans le cadre de cet article, nous avons pu faire une étude similaire auprès de lycéen·ne·s dont vous trouverez les résultats comparés à l’étude mentionnée plus tôt ci-dessous.
Des études expérimentales sur la dangerosité du gaz CS (gaz utilisé en France, à base de 2-Chlorobenzylidène malonitrile) ont été menés. À long terme, ont pu être observées plusieurs conséquences chez l’animal. Chez les rats, une étude a pu observer une diminution de la fertilité et des malformations testiculaires. Chez le singe, une étude a observé, après une très forte exposition, des effets toujours présents quatre semaines après inhalation ; ces effets incluent une réduction du volume des poumons, un emphysème (maladie causant une destruction progressive et irréversible des poumons) et d’autres effets pulmonaires d’une gravité alarmante. De nombreuses expériences sur des rats ont observé des effets similaires sur le système respiratoire, mais aussi des nécroses au niveau du cerveau et des reins. Aucune étude significative n’a été faite chez l’humain, cependant, ces résultats chez les animaux donnent une bonne indication du niveau de toxicité aigu de ce produit à haute dose.
Les effets sont nombreux, et il semble impossible d’en faire une liste exhaustive, tant les implications à long terme de l’exposition aux gaz lacrymogènes restent à ce jour méconnues chez l’humain, toutefois un élément inquiétant et méconnu sous-tend ces inquiétudes. Dans le sang, le gaz qui s’échappe des palets de grenades lacrymogènes se transformerait en cyanure, un poison mortel à haute dose. Cet aspect de la toxicité du gaz CS a pu faire l’objet d’une étude in situ, la seule sur cette question, publiée en 2020 par l’Association Toxicologie Chimie de Paris, celle-ci relève que les taux de cyanure dans le sang seraient multipliés par jusqu’à 5 après exposition, atteignant 0.75 mg/L, peu d’études permettent de savoir quels effets sur l’humain une exposition fréquente à de tels taux pourrait causer. On sait néanmoins que même à relativement faible dose, le cyanure a des effets importants au niveau cellulaire, perturbant de nombreux processus permettant par exemple au corps de créer de l’énergie, et qu’il entraînerait aussi le vieillissement prématuré des cellules (stress oxydatif).
À la lecture des résultats de notre étude, un élément saute aux yeux, les récits traumatiques des personnes exposées.
On observe dans notre enquête qu’au moins un tiers des répondants disent souffrir de conséquences psychologiques, l’étude citée dans la partie précédente rapporte quant à elle que 72.4 % des personnes exposées auraient subi des problèmes de santé mentale. Quelle qu’en soit la proportion exacte, elle est significative, inquiétante et largement sous-évaluée par l’opinion publique.
Une étude menée en 2020 sur les gilets jaunes a observé une hausse statistiquement significative des cas de dépression chez les personnes exposées aux violences policières, de plus les violences physiques répétées subit par les manifestant·e·s peuvent mener à des traumatismes. Ces traumatismes entrainent bien souvent des syndromes de stress post-traumatique (SSPT, plus connu sous l’acronyme anglais PTSD).
L’étude citée plus tôt dénombre 15.5 % des personnes présentant des symptômes s’apparentant à un syndrome de stress post-traumatique (PTSD), nous avons pu aussi dénombrer de nombreux témoignages présentant des symptômes caractéristiques de PTSD dans notre étude, comme ceux ci-dessus. Ce syndrome est caractérisé par le DSM-5 (le manuel de diagnostic de référence en psychologie), entre autres par :
Ces critères sont largement remplis par de nombreux témoignages qui rapportent “des flashbacks, des cauchemars” et même des “odeurs fantômes”. Beaucoup relatent aussi des “trigger” s’immisçant dans la vie de tous les jours, “oiseaux dans le ciel”, “fumées blanches”, “sons d’explosions”, “odeur qui ressemble vaguement”, autant de signaux déclencheurs de stress suite à un évènement traumatisant.
Au-delà de ces cas extrêmes, beaucoup de personnes ont aujourd’hui peur de se rendre en manifestation à cause de la répression violente qui y est exercée. Tous ces éléments interrogent, surtout quand on sait que le suicide est la troisième cause de mortalité chez les jeunes, et que la présence d’un PTSD est un élément augmentant statistiquement de façon significative la probabilité pour une personne de se donner la mort. Il y a aujourd’hui urgence à mettre en place un soutien psychologique aux victimes de violences policières, à accompagner celles-ci vers des parcours de thérapie et à mettre en place des espaces d’échange militants autour de ces thématiques.
D’après Amnesty International, les composants des grenades lacrymogènes incluent le nitrate de potassium, un composé chimique hautement dangereux pour l’environnement (il provoque chez les êtres vivants des mutations génétiques et des malformations fœtales), le principal pays exportateur de nitrite de potassium est le Chili. Une partie seulement du nitrate de potassium est obtenu par le minage, l’autre est obtenue à l’aide de réactions chimique à partir d’ammoniac, un autre composant hautement toxique pour les êtres vivants, ayant déjà entrainé la mort de plusieurs personnes dans des usines chimiques en Chine, principal pays producteur d’ammoniac.
On retrouve un schéma similaire pour le chlorate de potassium, un autre composant important de ces grenades, cet explosif est, lui aussi, hautement toxique, son rejet dans les cours d’eau entraine des effets dévastateurs pour la faune aquatique. Les plus grosses entreprises exportant ces produits sont chinoises et indiennes, pays où les règles environnementales sont souvent négligées.
La nitrocellulose est aussi, d’après Amnesty International, utilisé dans les grenades lacrymogènes, ce produit est obtenu à base de coton, dont la production est très polluante. En aout 2022, une usine française de production de nitrocellulose à Bergerac avait subi une explosion, celle-ci avait entraîné des blessures pour huit travailleurs sur le site de l’usine classée Sevezo.
Deux autres éléments, le Silicone et le carbonate de magnésium, sont eux produits principalement en Chine, avec la présence de grosses usines dans la région du Xinjiang, connues pour l’exploitation dans des camps de concentration de la minorité ouïghour. La production de ces deux produits est, elle aussi, polluante, dans une moindre mesure néanmoins que ceux présentés plus tôt.
En plus de la pollution venant de la production de ces armes, on peut s’interroger sur les impacts lors de leur utilisation. Une étude a mesuré les taux de chlorure de méthylène lors de l’utilisation du CS, ceux-ci atteignent des niveaux jusqu’à quatre fois le taux maximal autorisé dans les usines permettant d’éviter des effets sur la santé. Ce gaz est suspecté d’entrainer des trous dans la couche d’ozone. Aussi, la transformation en cyanure exposée plus tôt entraine un risque important pour les êtres vivants, celle-ci ayant aussi lieu dans l’eau, elle pourrait ainsi contaminer les cours d’eau et les nappes phréatiques. Aussi, quelques minutes après l’explosion, le gaz lacrymogène reprend son état initial de poudre, celle-ci vient se déposer sur toutes les surfaces, sur les trottoirs, les bâtiments, les vêtements, les cheveux et la peau. Il faut alors compter 50 à 60 jours pour une décontamination naturelle totale.
99 144 700 euros, c’est le chiffre d'affaires cumulé en 2021 des deux sociétés d’armement vendant des grenades lacrymogènes à l’État français, Alsetex et Nobel Sport, ces deux sociétés enregistrant une croissance autour de 14 %.
La première de ces sociétés, Alsetex, est une société aux mains de la famille Bares, une grande famille bourgeoise française qui détient une vingtaine d’entreprises, totalisant plus de 130 millions d’euros de chiffre d'affaires en 2021. Alsetex fait partie du groupe Étienne Lacroix, les entreprises de ce groupe sont ensuite distribuées aux membres de la famille depuis huit générations, beaucoup sont des sociétés de pyrotechnie, d’autres de holding ou d’immobilier. Une cartographie de ce réseau est disponible ci-dessous, elle est probablement incomplète tellement cet enchevêtrement de sociétés est grand.
Alsetex est la société productrice de deux modèles de grenades lacrymogènes utilisées en France, la CM6, qui libère 6 palets de gaz toxique après l’explosion et couvre 800 m², ainsi que la plus petite CM3 qui en libère trois, et ne couvre que 250 m². Alsetex fournit aussi l’État en GM2L, des grenades à la fois lacrymogènes et assourdissantes, 840 000 GM2L ont été commandées en novembre 2022 par le ministère de l’intérieur, c’est ce modèle de grenade qui a amené Serge D. à frôler la mort à Saint Soline. Alsetex a été épinglé pour avoir notamment fourni des grenades lacrymogènes à Bahreïn face à une révolte populaire en 2011, qui entraînera la mort de 13 personnes à cause de ces grenades. Au Sénégal, aussi, Alsetex a fourni des GM2L et d’autre matériel, on dénombrera de nombreuses mutilations lors de la répression des manifestations après l’arrestation de l’opposant politique Ousmane Sonko.
La deuxième entreprise fournissant l’État en grenades lacrymogènes, Nobel Sport, n’est pas en reste. Celle-ci est dirigée par Gilles Roccia, mais aussi le très influent économiste Dominique Jacomet (il dirige l’institut français de la mode, la Sorbonne Business School, il est aussi chevalier de la légion d’honneur) ou encore les descendants de la famille noble Devaulx De Chambord. C’est donc une entreprise très bien intégrée dans le milieu politico-industriel de la haute bourgeoisie française. Vous trouverez ci-dessous une cartographie des dirigeants et des liens de cette société.
Gilles Roccia, le PDG, dirige trois entreprises, Cheddite fabrique des cartouches vides, Nobel Sport produit la poudre et Sofisport est une société de holding. Les munitions produites par les sociétés de Gilles Roccia ont notamment été vendues à travers des montages obscurs au Myanmar, au Togo, en Biélorussie, en Iran ou encore au Sénégal pour réprimer dans des bains de sang des manifestations.
Ces deux sociétés soutiennent activement des régimes totalitaires dans la répression brutale des mouvements sociaux sur leur sol, entraînant des dizaines de morts. L’État français, qui a en novembre 2022 commandé pour 38 millions d’euros du matériel répressif à ces deux sociétés, participe ainsi activement au financement de sociétés soutenant ces régimes. Interrogés à propos de ces commandes, les services du ministère de l’Intérieur n’ont pas donné suite à nos questions.
En conclusion, il semble aujourd’hui vital de mettre sur la table la question des conséquences physiques, psychologiques, environnementales et économiques de l’utilisation des gaz lacrymogènes. Ceux-ci ont des effets dévastateurs sur la santé mentale et physique à long et court terme, c’est pourquoi utiliser un matériel de protection adapté est une nécessité. Il est aussi impératif de mettre en place au sein de nos groupes de lutte des espaces d’écoute et de soutien psychologique.
Une carte des décès causés par l’usage du gaz lacrymogène est disponible ici : https://lacrymap.eban.eu.org/
On pourra tirer de l’ensemble des informations contenues dans cet article ces mesures de protections :
Enfin, il paraît nécessaire et urgent que l’État français renonce à l’utilisation de telles armes contre ses citoyens. Comme nous l’avons toujours fait, nous soignerons nos blessés, aucune répression ne saura mettre à mal notre détermination.